Le peuple arabe avait introduit, dans ses diverses conquêtes territoriales, des foules d'hommes variés. Plus que les Berbères,
les Arabes gardent le souvenir et l'orgueil de leur clan, se glorifient d'être de Quraysh, de Mudar, de Rabîca, de Qahtân, de Qudâca
etc. La lutte contre les byzantins et
les Berbères hérétiques avaient exaspéré cet orgueil. Les textes
coraniques et la tradition, avec ses thèmes de fraternité et de justice,
devaient en réalité amorcer un rapprochement entre tous
les Musulmans de tout bord, sans ségrégation raciale, surtout que le
Maghreb est issu d'une conquête au nom de l'islâm.
Observons tout d'abord deux phénomènes: l'implantation des Arabes et les différentes politiques opérées par les gouverneurs
vis-à-vis des Berbères.
Les
premières incursions arabes, sont restées des raids de reconnaissance.
Ils n'avaient laissé que de maigres empreintes et de
témoignages de leur occupation, même si elles avaient permis à un
nombre faible de familles arabes, venues avec l'armée, de s'installer.
Le Maghreb a vu des vagues successives d'immigrants
arabes, surtout après la constitution de la wilaya
d'Ifrîqiya, déferler et grossir la présence arabe. Cela était
indispensable aux gouverneurs du calife, délégués pour administrer la
nouvelle province de l'empire, puisque les révoltes berbères, sous
forme de représailles contre les arabes, ont vidé et stoppé leur
immigration. Quand Mûsâ b. Nusayr est arrivé en Ifrîqiya, il
avait constaté ce désastre, puisque les centres et les bourgades des
Musulmans étaient en ruine et vides d'habitants (1). Pour combler ce
vide, il avait fait venir d'orient de nouveaux immigrants
arabes et persans.
Ces immigrants arabes se sont installés, tout en créant de nombreux centres urbains, en particulier (Beni Tamîm, Zarûd, Beni
Jerîr, al-Munya, al-Ansârîn...) (2).
Les
Arabes de la conquête étaient formés de deux composantes connues sous
le nom de Mudarite ou Qaysite d'une part et les Arabes
du sud nommé Kalbite ou Yamanite d'autre part. Entre les deux, il y
avait des conflits tribaux permanents que la poésie arabe avait décrits.
Avec l'islâm et sa tendance unitaire, ils se sont
trouvés côte à côte dans la guerre sainte. Les branches Yamanites
étaient les premières, puis les Qaysites. Toutes les deux ont profité
des avantages de la conquête, tout en formant un groupe
social, qui tire sa supériorité de l'action militaire et la
domination de la scène politique. Ils ont bénéficié de salaires fixes en
temps de paix comme de guerre (Diwân al-jund), de
fay' et de la mise en place d'un entourage de Mawâlî (3).
Les
deux fortes personnalités de la résistance berbère: Kusayla et la
Kâhina, ont mis en échec les Arabes. Malgré leur
combativité, et même si la défaite des Berbères était cuisante, ils
ont montré, par ces luttes, aux arabes deux capacités: celle de
repousser la domination étrangère et la possibilité du
rassemblement des tribus derrière un chef. De ce fait, les
hésitations et les ambiguïtés du traitement des berbères, malgré la
volonté d'islamisation et d'intégration affichée chez tel ou tel
chef militaire arabe, ont laissé les berbères, en fin de compte, à
l'état de populations de second rang.
En effet, deux politiques se croisent au moment des campagnes militaires: la politique d'une conquête par les armes, où la
pacification devait être menée rudement, sans concession, son premier chef de file était cUqba b. Nâfic,
suivi par Târik b. Ziyâd. La deuxième est la conquête par
conciliation et l'intégration des berbères, amorcées pour la
première fois par Abû al-Muhâjir Dinâr, l'ami et allié de Kusayla, suivi
par Hasân et Mûsâ b. Nusayr.
Avec les deux califes Sulaymân b. cAbd al-Mâlik (79 H/ 698 - 95 H/ 714) et cUmar b. cAbd
al-cAzîz (99 H/717 - 101 H/ 720), la tentative d'une
politique juste dans le domaine fiscal était observée, en particulier
par le gouverneur Muhammad b. Yazîd.
Pour retrouver un événement du comportement des gouverneurs arabes et le changement du traitement des berbères très importants
et dignes d'être souligné, il faut remonter à la wilaya du
gouverneur Yazîd b. Abî Muslim. Il s'agit de la constitution d'une garde
personnelle des berbères Butr, malgré leur utilisation
(Khidmat al-câmil) à des fins administratives et sécuritaires, ce gouverneur a déclaré qu'il mettrait un signe distinctif (Washm -Tatouage) à ces gardes berbères,
comme le faisaient avant les Rûm. Il avait tatoué la main
droite, en mettant le nom de l'homme et dans la main gauche, le nom de
sa fonction pour les distinguer. Ce traitement allait lui
coûter la vie en 102 H/ 720-21(4). Abû Yazîd b. Abî Muslim, au dire
d'al-Nuwayrî avait pris la résolution de suivre ce système en Ifrîqiya,
en imitant la politique du célèbre al-Hajâj vers les
musulmans (cÂma) de l'Irak,
qui selon lui descendaient d'ancêtres tributaires. De ce fait, al-Hajâj
les obligeait à payer la capitation, comme ils le
faisaient avant leur conversion à l'islâm (5).
La conversion à l'Islâm n'avait pas empêché cUmar b. cAbd
Allâh al-Murâdî et Abû Yazîd b. Abî Muslim de
considérer les Berbères comme butin acquis aux musulmans arabes. Le
prélèvement habituel sur les biens (6) et humiliation des gardes ne peut
que conduire à une révolte qui voyait la grandeur, le
clan et le privilège de l'arabe mis à l'honneur.
Le
texte d'al-Tabarî est l'un des témoignages qui montre bien à quel point
la division et la fracture était profonde entre les
Arabes et les nouveaux convertis berbères au Maghreb, où l'idéal de
l'islâm était loin d'être appliqué par les gouverneurs de la wilaya.
Maysara al-Mataghrî, chef de file des révoltés
berbères avait pris le chemin de l'orient, à la tête d'une
délégation d'environ une dizaine de personnes, pour porter à la
connaissance de Hishâm b. cAbd al-Malik (105 H/724 - 125
H/743), leur situation humiliante au Maghreb. Après plusieurs
tentatives pour avoir une audience, ils ont chargé al-Abras de porter
leur message au calife, ce message était une véritable
accusation à l'ensemble de l'institution califale, puisque les
berbères étaient exclus du butin, bien qu'ils soient dans les premières
lignes lors des sièges des villes. Le message explique que
les arabes "se mirent à éventrer les brebis pleines à la recherche
des fourrures blanches des fétus destinés au Prince des Croyants, mais
tous ces faits étaient supportés, jusqu'à ce que les
gouverneurs et les arabes ont poussé l'humiliation à l'enlèvement
des jolies filles berbères pour les envoyer en Orient (7).
Abû Muslim et cUmar al-Murâdî ont excité les Berbères qui ont embrassé l'islâm. La révolte berbère n'était pas contre
la religion musulmane (8), mais contre l'application des lois de la dimma
par les gouverneurs au nom d'une autorité suprême (9). Il n'est
pas surprenant que les berbères se révoltent contre l'autorité des
gouverneurs, qui, depuis la conquête arabe, ont délivré un message
d'égalité entre les musulmans au sein de la communauté et
l'égalité devant la loi religieuse (devoirs et obligations). Mais,
dans la réalité, les nouveaux convertis se sont trouvés devant une
double fiscalité: d'une part les impôts légaux
(Sadaqât) et les dîmes (cUshûr) et le quint (Takhmîs al-Barbar) instauré par certains gouverneurs qui considèrent les berbères comme le bien (Fay')
des musulmans, même si le quint est réservé aux communautés qui n'ont pas répondu à l'appel de l'islâm (Yukhammisûna man lam yujib li-al--Islâm) (10). Ainsi, les jund arabes ont
enseigné aux berbères ce qui est licite et illicite (Harâm wa halâl) dans l'islâm et à ne pas faire des dépassements aux principes religieux (cAdam tajâwuz hudûd
al-dîn) tout en appliquant une politique basée en grande partie
sur les rapports de force. C'est sur ce dernier point que le kharijisme
allait intervenir pour modifier la donne politique et
sociale.
La
doctrine kharijite, apportée de l'Irak, son berceau, par des réfugiés
arabes, allait transformer ces luttes contre
l'injustice en une lutte pour l'indépendance des berbères vis-à-vis
de l'orient (11). Avec la révolte de Maysara al-Mataghrî au nom du
kharijisme, les berbères ont trouvé une doctrine élaborée
pour faire face aux arguments de l'institution califale.
(1)-N: Le texte d'Ibn Sabbît, trad., par ABDUL-WAHHAB, coup d'œil général sur les apports ethniques en Tunisie, dans
R.T., N° 123, juillet 1917, p., 310, note 1, informe que: «al-Walîd écrivit à son oncle cAbd al-cAzîz
(en Egypte) l'invitant à envoyer en Ifrîqiya Mûsâ b. Nusayr,
c'était en l'année 88 H. Mûsâ trouva la plupart des cités vides
(d'arabes) par la suite des représailles des Berbères. Il fait venir des
Arabes et des persans de différentes conditions».
(2)-ABDUL-WAHAB H. H., Coup d'œil générale ..., op. cit., p., 310.
(3)-MAHMÛD Ismâcîl, Qadâyâ fî al-târîkh..., op. cit., pp., 111 sq.
(4)-IBN cABD AL-HAKAM, Futûh..., op. cit., pp., 88-89.
-N: MARMOL C., informe sur une tradition des Zawâwa de l'Algérie orientale, peuple fier de ces origines chrétiennes, cette
tradition consiste à faire un tatouage (Washm) à l'aide d'un fer sous forme d'une croix (Salîb)
sur la joue où la main, afin de ce faire distinguer par ce signe des
autres
peuples en se référant à leur origine chrétienne consciente ou
inconsciente. Marmol ajoute à titre d'explication, que cette tradition
leur vient des Romains, puisque ces derniers ont demandé à
tous les Chrétiens du pays berbère de porter un signe distinctif
sous forme de croix, afin de permettre au percepteur d'impôt l'exercice
de son travail en toute facilité, toute en évitant les
déclarations fausses des non-chrétiens pour échapper à cet impôt.
Mais avec l'arrivée des Arabes et l'Islâm, les Zawâwa avaient continué
de porter ce signe distinctif avec bien d'autres, comme le
faisaient les filles des nomades pour leur beauté. MARMOL C., L'Afrique, éd., et Trad., par HAJJI Mohamed et autres, édit., Librairie al-Macârif, T., I, 1984, p., 94.
(5)-AL-NUWAYRÎ, Appendice..., op. cit., p., 356.
(6)-Ibid., p., 356.
(7)-Texte traduit par TALBI Mohamed, L'indépendance du Maghreb, dans Histoire général de l'Afrique, V., III, UNESCO,
1990, p., 275.
(8)-AL-NUWAYRÎ, Appendice..., op. cit., p., 357.
(9)-AL-NUWAYRÎ, Appendice..., op. cit., p., 357.
(10)-IBN cIDÂRÎ, al-Bayân..., T., I, op. cit., pp., 51
sq.
-AL-NUWAYRÎ, Appendice..., op. cit., p., 356.
(11)-IBN KHALDÛN cAbderrahmân, Histoire des Berbères....,
T., I, pp., 216 sq. L’auteur farouchement opposé
au kharijisme il nous dit: «de tous côtés, ces aventuriers
recrutèrent des partisans parmi les berbères de la basse classe et leur
enseignèrent les croyances hétérodoxes qu'ils professaient
eux-mêmes. Habile à déguiser l'erreur sous le voile de la vérité,
ils parvinrent à répandre dans le peuple les semences d'une hérésie...».
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